Pourquoi certains travailleurs étrangers temporaires quittent-ils les fermes du Québec?
26 février 2024
La professeure Danièle Bélanger a récemment cosigné la lettre d'opinion "Pourquoi certains travailleurs étrangers temporaires quittent-ils les fermes du Québec?" parue dans le journal Le Devoir. Un témoignage fort d'une réalité méconnue en agriculture.
La une de Radio-Canada rapportait le 22 février que les fermes du Québec sont la porte d’entrée de l’Amérique, car au cours des deux dernières années, 900 travailleurs agricoles étrangers auraient quitté leur ferme pendant leur contrat de travail, soit environ 450 par année. Ce chiffre indique une forte croissance des démissions de ces travailleurs de ferme depuis 2020. L’article laisse croire que ce départ a lieu quelques jours après leur arrivée et est suivi d’une entrée illégale aux États-Unis. Désignés à la fois comme victimes et fraudeurs, ces travailleurs auraient échafaudé leur plan depuis le Guatemala. Nous estimons qu’il s’agit d’un raccourci dangereux qui cache une situation beaucoup plus complexe.
Le chiffre de 900 travailleurs fait référence, selon FERME et l’UPA (deux organismes qui n’ont aucune autorité en matière de contrôle frontalier ou migratoire), à des travailleurs qui ont quitté de manière inopinée leur employeur. Ont-ils tous traversé la frontière ? En fait, ce chiffre fait également référence à certains de ces travailleurs munis d’un permis de travail les liant à un seul employeur qui ont quitté leur lieu de travail pour une multitude de raisons. Ces derniers peuvent rester au Canada ou traverser la frontière.
Or, avec environ 21 000 travailleurs agricoles par année au Québec, et, selon les chiffres de ces organismes, 450 qui quittent leur lieu de travail par année, les programmes de travailleurs étrangers temporaires en agriculture sont en fait un succès retentissant, avec plus de 98 % de rétention ! La vaste majorité des travailleurs temporaires respectent des conditions de séjour contraignantes. Mais pourquoi certains choisissent-ils de quitter leur emploi ?
Sortir du permis de travail fermé
Premièrement, la recherche scientifique est unanime quant aux effets pervers des permis de travail fermés, qui empêchent un travailleur de changer d’employeur. En fait, c’est le droit de démissionner qui leur est nié ! Ce type de permis, confirmé facilitateur d’esclavage moderne par le rapporteur spécial des Nations unies dans son énoncé du 6 septembre 2023 sur le Canada, restreint pour les travailleurs l’exercice de leurs droits au pays, y compris de leurs droits fondamentaux, dont celui à l’intégrité physique.
Or, le gouvernement fédéral a reconnu les risques d’abus créés par ces permis de travail en 2019 en déployant le programme du permis de travail ouvert pour les travailleurs vulnérables. Ce programme évalue au cas par cas les demandes de travailleurs victimes d’abus qui désirent rompre le lien d’emploi avec leur employeur. Lorsque leur demande est jugée recevable, ils obtiennent un permis de travail ouvert d’une durée d’une année qui leur permet de chercher un nouvel employeur.
En dépit de ses nombreuses limites, ce programme indique une reconnaissance étatique de la situation d’immobilité dans laquelle se trouvent les travailleurs. Ainsi, parmi les 900 cas répertoriés par l’UPA et FERME, certains travailleurs sont en fait assistés par des organismes de défense des droits et obtiennent un permis de travail ouvert leur permettant de mettre fin provisoirement à une situation devenue intenable.
Deuxièmement, d’autres partent sans connaître leurs options et sont rapidement employés sur le marché du travail au noir, qui vient parfois même les recruter dans les épiceries où ils vont faire leurs courses hebdomadaires. D’autres sont simplement abandonnés quand un employeur manque de travail ou a un surplus de travailleurs. Certains, congédiés avant la fin de leur contrat, évitent l’expulsion par l’employeur en restant au Québec, car il leur est impossible de rentrer au pays avant d’avoir remboursé les dettes contractées pour avoir eu la possibilité de venir travailler au Canada lors de leur recrutement au Guatemala.
Finalement, certains peuvent aussi vouloir rester au Québec après 10 ou 15 années de travail saisonnier pendant lesquelles ils auront passé plus de temps au Québec que dans leur pays d’origine. Et oui, certains tissent des liens, apprennent le français et désirent rester au Québec, mais l’accès à la résidence permanente leur est interdit.
Pointe de l’iceberg
Or, ceux qui partent ne représentent que la pointe de l’iceberg. S’il y a tous ceux qui démissionnent, il y a aussi tous les autres qui restent et qui endurent pour continuer de pouvoir soutenir leurs familles. Les travailleurs qui quittent un employeur et qui ainsi perdent automatiquement le droit de travailler au Canada le font généralement dans des situations extrêmes : ils sont épuisés, traumatisés, accidentés, malades et, sans doute parfois, oui, en besoin psychologique primordial de se rendre aux États-Unis.
Le départ de certains vers les États-Unis est certes une réalité. Les réseaux familiaux et le marché du travail sont des facteurs d’attraction indéniables. Combien y sont vraiment passés ? Seules les données de la GRC sur les interceptions frontalières donneraient une idée d’une partie d’entre eux. Pour les autres, impossible de savoir s’ils sont chez nos voisins du Sud ou encore au Canada. Et il faut retenir que certains quittent leur employeur en pleine connaissance de cause, car l’illégalité libre peut être choisie contre la légalité captive.
Les employeurs déplorent les départs des fermes, car ces travailleurs leur coûtent cher. Une telle marchandisation de la main-d’œuvre n’est pas inéluctable. L’élimination des permis fermés et des frais qui y sont associés permettrait aux travailleurs de circuler librement et d’offrir leurs services aux meilleurs employeurs. Si le Québec veut retenir ses migrants temporaires guatémaltèques, devenus essentiels pour le secteur agricole, il serait temps de leur offrir non seulement le statut permanent, mais aussi un statut permanent pour leurs conjoints et leurs enfants.
En collaboration avec Eugénie Depatie-Pelletier, Véronique Tessier, Victor Piché et Mylène Coderre, respectivement, directrice de DTMF et professeure associée à l’Université Laval; membre de la chaire DYMIG; aussi membre de la chaire DYMIG; chercheure en immigration.
Source : Le Devoir
Crédit photo : Le Devoir